Lendemain. Au sujet de la peinture d’Adam Adach
Né en 1962 à Nowy Dwór Mazowiecki, près de Varsovie, Adam Adach grandit dans une petite ville de la région de Posnanie, près des grands lacs et de la plus grande base aérienne polonaise. Il passe beaucoup de temps jouant dans de vieux avions russes que répare son père et reste profondément marqué par cette campagne, qu’il considère sa petite patrie. Il apprend l’allemand à l’âge de six ans, chez une tante voisine qui n’a pas d’enfants, et découvre les inscriptions sur les tombeaux détruits d’un vieux cimetière allemand, vestige d’un passé que le pouvoir veut effacer. Il témoigne la destruction d’une église protestante, restée vide après la disparition des derniers habitants germaniques de la ville. Contre la volonté du père, sa mère l’envoie en secret aux cours de religion aboutissant à la première communion. Son père, athée et d’origine juive, part en Union Soviétique pour compléter sa formation technique et, de retour, parle en russe avec les enfants pour améliorer leur éducation. (V. Garimorth, Adach, 2005) Adam Adach quitte la maison familiale à l’âge de 13 ans, pour fréquenter un lycée de Varsovie en régime d’internat. Pendant ses études universitaires, dans les années 1980, il participe à la révolte des étudiants contre le régime communiste. Il obtient son diplôme de médecin vétérinaire en 1987. En 1989, il devient bénévole de la communauté L’Arche Internationale, d’abord en France et puis en Angleterre. Il commence ses études artistiques à l’École Nationale des Beaux-Arts de Lyon et puis les complète à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, où il obtient son diplôme en 1995. Adam Adach habite et travaille entre Paris, Varsovie et Lisbonne. Il pratique essentiellement la peinture, mais son œuvre multiforme comporte aussi, entre autres, les dessins, les installations in situ, les photos et les vidéos.
Abstraction et réalité
Les motifs des tableaux d’Adam Adach s’inspirent souvent d’objets ou de lieux, à la fois emblématiques et imprévus, de l’espace visuel de la vie quotidienne contemporaine ou de moments-clé du 20ème siècle. Cette dimension de son travail est néanmoins perçue, par les commentateurs, comme imbriquée dans des logiques post-figuratives. Les surfaces et le côté méthodique de la peinture d’Adach «se trouvent inspirés par les recherches récentes dans le domaine de l’abstraction et de la peinture conceptuelle». (Fleck, 2000, p. 14) Tout en exerçant et poursuivant une peinture réaliste, l’artiste accentue certains éléments «de telle façon qu’ils acquièrent des traits stylistiques propres au modernisme abstrait». (Garimorth, Adach, 2005, p. 108) La reconnaissance immédiate de références culturelles peut «s’avérer trompeuse» et éloigner le regardeur de ce qui est «à la fois montré et caché». (Rosa, 1999, p. 71) L’artiste lui-même affirme: “Je ne prétends pas réduire ‘à la réalité’ ce qu’il peut y avoir de pure abstraction”. (Garimorth, Adach, 2005, p. 108)
Subjectivité et interprétation
Patricia Falguières évoque le tableau Parc de la vérité pour exprimer la façon dont Adam Adach fictionnalise les enjeux traditionnels de la peinture abstraite: “un empâtement suspect, le brossage vigoureux d’une lourde matière bleu dans un coin du tableau plombe la narration d’un lest pigmentaire excessif, tandis qu’un ruissellement de peinture contrefaisant un bosquet dénonce la toile peinte – version renouvelée du Déjeuner sur l’herbe ? – Version brève chez Wilhelm Sasnal: un avion exemplaire, une idée d’avion volant sur fond neutre, est démasqué par l’épanchement baveux du pigment.” (Falguières, 2002, 23-25) Les tableaux intitulés Bancs parisiens, dont la série complète fut présentée pour la première fois à Yokohama en 2000, peut aussi servir de paradigme. «J’aimerais bien», a dit l’artiste à cette occasion, «que la salle des Bancs parisiens soit ressentie comme un espace continu, où les frontières s’estompent, aussi à l’intérieur qu’à l’extérieur de chaque tableau.” (Adach, in Robert, 2000) La peinture d’Adach interroge le monde pour le recréer dans une dimension ni purement conceptuelle, ni purement contextuelle. Le langage pictural de l’artiste transforme la toile en un champ de symptômes à la fois visuels et mentaux dont l’interprétation reste ouverte. La subjectivité prend le dessus sur la «sensation de distance objective». (Garimorth, Adach, 2005, p. 104; V. Brolly, 2004)
Collage mental, cinéma et émotion
En réalisant des performances chirurgicales sur les images-source (en dialogue éventuel avec son passé de médecin vétérinaire), l’artiste revendique l’idée de collage mental caractéristique du cinéma d’Eisenstein (Garimorth, Adach, 2005, p. 104) Adach semble jouer avec une série de principes inspirés du cinéma, entre le cadrage rapproché, le cadre/hors cadre ou la suppression pure et simple d’éléments dans l’image, y compris “l’élément principal de l’intrigue (le “McGuffin” tel que l’appelait Hitchcock)”. L’objet autour duquel l’intrigue se construit peut rester “inscrit dans l’esprit des protagonistes de l’histoire et caché aux yeux du spectateur”. (Chateigné, 2005, p. 92) Cela dit, Adach garde un lien émotionnel – y compris autobiographique – avec les contextes d’origine, tout en s’inspirant des ponts entre la théorie des affects et l’art. Curieusement, l’artiste a plusieurs fois jonglé de manière explicite avec des scènes de films ou des référents du septième art. (V. Rosa, 2007) «Si je suis revenu à la figuration après plusieurs années de recherche sur la peinture dite abstraite et processuelle», explique-t-il, «c’est parce que j’ai éprouvé le besoin de m’immiscer dans la vie des gens et de mes proches (…)». (Garimorth, Adach, 2005, p. 104)
Sources photographiques, histoire et mémoire
Adach crée ses peintures en s’inspirant surtout de photographies, soit de famille, soit d’albums anonymes trouvés dans le marché aux puces ou dans des vide-greniers modestes, soit encore de livres illustrés, de journaux et de magazines du 20ème siècle trouvés et collectionnés apparemment au hasard. Il ne s’agit pas de “peindre la photographie” selon les modalités de la séduction ou de la prouesse techniques, mais d’un procédé post-photographique qui expérimente les constituants de la peinture “avec plus de liberté encore”. (Fleck, 2004, p. 24) Selon l’artiste, ses sources sont indéniablement des “documents historiques”, mais dans un sens large, pour accentuer que la petitesse des anonymes devant l’histoire avec un grand H n’est pas qu’un fatalisme. (Garimorth, Adach, 2005, p. 104) “Par ce procédé”, [Adam Adach] pose avec délicatesse la question du rapport entre Histoire et mémoire”. (Kobayashi, 2014; v. Falguières, 2005; Foray, 2005) Sa peinture interroge la “pauvreté en expérience dont Walter Benjamin avait montré, dès 1933, qu’elle caractérise la condition de l’homme moderne aux lendemains de la Première Guerre Mondiale”. (Falguières, 2005, p. 76) L’artiste surpasse le silence des rescapés, l’absence de fables ou de légendes ou de proverbes des catastrophes advenues, pour atteindre les formes non héroïques d’indépendance ou de résistance. Les options picturales de l’artiste acquièrent ainsi une dimension narrative qui tisse des liens subtils entre l’individuel et le collectif, au point d’affronter artistiquement des moments ou des situations parmi les plus traumatiques de l’histoire du 20ème siècle.
art et Shoah
“C’est avec une grande sensibilité qu’Adam Adach répond, dans son tableau Sans titre (Treblinka), à la question des possibilités de l’art face à l’Holocauste.” (Pühringer, 2005, 82 ; V. Bomsdorf, 2013) Il a lui-même photographié l’un des panneaux destinés à donner aux visiteurs une idée de la structure du camp disparu. Peint “dans un blanc sale” dont le contenu est imperceptible, cet élément central du tableau laisse en arrière-plan la forêt de bouleaux, plantée à son tour par les nazis après la suppression du camp afin de masquer le lieu de leurs crimes. (Pühringer, 2005, p. 82; V. Araszkiewicz, 2007a ; Lanavère, Adach, 2007-2008) S’il peut être exagéré de dire que “toute identification exacte devient impossible” (Schlüter, 2011, p. 20) pour cette imagerie située dans l’Histoire, le fait est que la peinture finale crée l’impression de “ne jamais pouvoir la raconter”. (Kobayashi, 2014) La subjectivité du résultat n’est pas que la subjectivité de l’artiste, puisque le regardeur est comme forcé de s’y mêler et de “faire appel à sa propre mémoire”, soit-elle une mémoire sociale. (Kobayashi, 2014) On parle ainsi de la dimension thérapeutique de la peinture d’Adach. (Falguières, 2005, p. 78) Adach a travaillé le sujet dans d’autres travaux, tels une installation et une vidéo sur une histoire de survivance qui lui a été racontée par des survivants juifs. Pendant la Guerre, deux grands-parents, deux parents et deux enfants ont été cachés aux alentours de Slonim, dans la région de Vilnius, dans une “ziemianka”, c’est-à-dire, une très petite cave creusée dans la terre comme un trou où les paysans gardaient, en hiver, les pommes de terre. Cette famille a vécu deux ans à l’intérieur de cette “ziemianka”, symboliquement enterrés et effectivement entre la vie et la mort, à la merci d’un paysan polonais qui, tous les soirs, apportait de la nourriture à la famille juive cachée dans sa “ziemanka”. L’artiste filme les conséquences de la mémoire dans la vie actuelle de la famille de l’un des survivants.
Perspectives minoritaires
Dans son travail, ainsi que dans sa vie civique, l’artiste s’engage pour les personnes et groupes exclus et minoritaires. Déjà dans sa jeuneuse à Varsovie, il est volontaire dans un orphelinat. Plus tard, il s’occupe d’handicapés mentaux. C’est pendant ses études vétérinaires à Varsovie, qu’Adam Adach apprend les premières nouvelles au sujet du virus du SIDA, alors seulement connu chez les chats et les singes, avant même qu’on en parle chez les humains. Puis la menace, ou les vraies situations de maladie et de mort qui touchent quelques-uns de ses amis homosexuels affectent durablement la perception du travail de l’artiste. Pour un projet au Musée de la Cathédrale de Fourvière, à Lyon, il prépare une série de photogrammes d’un préservatif, dont la silhouette délicatement empreinte sur le papier photographique ressemble à celle de la Vierge Marie. La problématique du genre est abordée par l’artiste de manière très intuitive. En 1993, il réalise des sérigraphies en superposant les empreintes génitales d’une femme et d’un homme ( Pubis : 30°, 40°, 48°, 58°…). Son intérêt pour les formes répétitives et quasiment identiques est manifeste, comme c’est le cas dans les séries développées dans les années 1993-96 : Nature morte aux oranges, Queues de Pommes, Pencées… Elles témoignent d’une volonté de traduire la mécanique de la reproduction virale et de l’introduire dans la tradition du « memento mori » associée à la nature morte. Sous forme de petits traits noirs, les queues parsèment – comme l’invasion d’un virus – la totalité des pommes vertes, qui, elles, évoquent un fresque antique sur un mur ; tandis que le dépôt de tâches oranges sur le fond noir devient un code qu’a inventé l’artiste pour représenter les érythrocites (globules rouges) chez un malade. Dans Portrait de Marc, Hiv+, Adach joint de éléments opposés : d’un côté, une performativité « instantanée », une modalité de peinture exécutée dans le contexte amical et musical de l’atelier de son ami Marc, décorateur de l’opéra de Paris ; de l’autre côté, un concept « affecté » de peinture, celle qui s’autodétruit avec le temps en raison du mélange, techniquement inapproprié, de bitume à l’huile – un matériau qui, au cours du XIXe, détruit quelques peintures de Delacroix, par exemple. Des années plus tard, Adach aborde des aspects plus jouissifs de la vie des homosexuels, en pignant les étreintes intimes de manière à la fois explicite et codée (Niked, Backroom) ou des moments plus romantiques, ou le premier moment de flirt entre deux hommes est sensiblement représenté (For such Thing as Love).
Nationalismes, signes et critiques
L’origine polonaise de l’artiste et notamment son vécu dans les dernières années du Rideau de Fer se prêtent à des lectures divergentes. Les uns évoquent “une certaine mélancolie slave” (Fleck, 2000), voire un calme pictural ancrée dans une “lumière du nord-est”. (Fleck, 2004, p. 23) La réception “occidentale” de l’oeuvre d’Adach le distingue de manière récurrente d’autres apports de l’Est, tels ceux de Neo Rauch. En voici un exemple: “Quand tant d’artistes provenant de l’ancien empire communiste se satisfont d’exploiter une imagerie immédiatement négociable sur le marché du néo-pop, c’est au point d’émergence des signes – de ce que l’histoire aura identifié comme signes – que la peinture, chez Adach, intervient.» (Falguières, 2005, p. 76; V. Falguières 2003) Il est perçu comme un artiste polonais “engagé dans la déconstruction de l’histoire récente” et dont les travaux “peuvent être lus comme une extension de l’intérêt porté par la tradition artistique polonaise sur la documentation de l’histoire du pays, aussi sanglante qu’ambigüe”. (Henrik Broch-Lips, 2012, p. 15) Dans Polish! Contemporary Art from Poland (2011), Ralf Schlüter va jusqu’à saisir dans la peinture d’Adach “une volonté de passer à l’action d’un moment à l’autre”. (p. 21) D’autre part, quelques-unes des premières perceptions de son œuvre dans son pays natal ont été virulentes, comme celle-ci: “Au lieu de suer en travaillant pour les solutions locales et de puiser dans les vestiges de la tradition polonaise (Matejko, Wojtkiewicz, Cybis), [Adach] succombe à la nouveauté et il crée le maladroit plagiat, en mordant sa propre queue comme le serpents des gnostiques, épuisé et dirigé par les marchands et les curateurs de la décadente culture à l’ouest”. (Szymczyk, 1997) Plus récemment, la place d’Adach dans le contexte artistique polonais est l’objet de réappréciations, comme participant d’une “polonité en tant que manque ou en tant que soin-de-la-plaie-ouverte”, susceptible de renforcer “la sensation d’identité troublée”, partagée par des polonais “qui ne sont pas les souverains de l’histoire ou les propriétaires de leur propre révolution”. (Araszkiewicz, 2014, p. 16) Selon Ewa Gorzadek, il s’agit d’une forme d’ “art critique, compris comme un engagement dans les débats actuels sur le pouvoir”. (Gorzadek, 2007, p. 117 ; V. Mikina, 2007 ; Araszkiewicz, 2007b)
pour citer cet article :
Rosa, Frederico Delgado. 2017. « Lendemain. Au sujet de la peinture d’Adam Adach » (http://adamadach.com/lendemain/)
Références citées
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